Des courbes ondulent derrière la toile, c'est un flot lent et mélancolique. Des corps s'entrechoquent, les pointes claquent délicatement, les bras se tendent, les dos se cambrent. Leurs visages sont impassibles, transparents, fermés. Pas un sourire ne leur échappe, pas un regard vers un proche dans la salle, rien. Juliette fait partie d'eux, elle souffre, son corps la prie d'arrêter, mais elle ne peut pas, danser c'est sa vie, sa dose d'héroïne. Elle le sait, chaque entrechat, chaque battement, ou bien chaque arabesque qu'elle produit lui demande de la concentration et lui procure une douleur plus vive. Juliette va terminer sa prestation, avec brio, le public la regarde conquit, pensant que tout ce qu'elle vient d'effectuer est fait avec une facilité déconcertante, mais ce qu'ils ne savent pas c'est qu'une fois sortie de scène, Juliette s’effondre, le monde tourne autour d'elle, elle a l'impression qu'on pourrait faire ce qu'on veut d'elle, elle n'aurait plus la force de se débattre. « Juliette, tu as été incroyable, c'était époustouflant ! » Elle lève la tête et sourit brièvement. « Juliette ! Magnifique, spectaculaire, divin, j'en perds mes mots. J'ai vraiment hâte de voir ton prochain spectacle ! » Juliette manque de s'étrangler, elle vit de ce qui est à la base, une passion, mais son estomac se sert quand elle se rend compte qu'elle est loin d'en avoir fini ...

---

« Etttt action ! » Elliott se tord dans tous les sens derrière l'objectif de sa caméra haut standing, il ferme un œil pour calibrer de l'autre, il suit à la trace tous les pas des acteurs d'un jour de son projet. Il le sait très bien, il n'a pas le droit à l'erreur, ce sera la prise décisive. Il veut quelque chose de grand, un mélange détonnant, un esprit Hitchockien, mêlé à un milieu Kubrickien, aux notes savoureuses de Gus Van Sant. Il a perdu le dernier concours de court-métrage, il ne peut pas rater celui-là, sinon sa carrière lui semble fichue. Elliott travaille nuit et jour depuis trois mois pour finaliser l'ensemble. Tous les défauts sont revus, corrigés, gommés, remodelés un à un, il y met toute son âme. Ses yeux sont rouges écarlates, ses mains crispées à force de serrer le pied de la caméra et son cerveau est à la limite de l'implosion, mais il y est presque, le cinéma, filmer, c'est toute sa vie.

---

« Tu devrais faire ressortir le contraste de l'ombre et la lumière un peu plus explicitement, prend le fusain et concentre toi sur les grandes lignes. » Cloé s’exécute attentivement, les mains grises, les vêtements noircis.

---

« Ô Roméo ! Roméo ! Pourquoi es-tu Roméo ? Renie ton père et abdique ton nom ; ou, si tu ne le veux pas, jure de m’aimer, et je ne serai plus une Capulet. » « Théophile, plus de concentration s'il te plaît ! Essaye d'incarner le personnage, tu es Juliette, tu es amoureuse, tu ne peux rien y faire, mais ton rang, ta famille te l'interdisent ! » « Le problème est bien là, je suis ... un garçon. » « Oui, oui, c'est vrai, c'est vrai. Et bien soit Julien, le bellâtre épris de ... Romane, fille de la famille ennemie ... » Madame Kourkanov était réputée pour ses cours décalés, mettant en avant la personnalité de chacun. Elle avait déniché les plus grands talents du théâtre contemporain, l'avoir était un honneur, y compris pour Théophile.

---

Les portraits sont nombreux et tous différents les uns des autres. Ils sont des centaines et des centaines d'élèves à se presser chaque jour dans les grands couloirs d'Applecross, âgés de dix-huit à trente cinq ans. Chacun rivé sur son scénario, son tableau, sa partition ou même sur ses pointes. Ils feignent de s'adorer, mais derrière tous ses sourires se cache une haine et une rivalité véhémentes. Ils doivent être les meilleurs dans leurs domaines, se surpasser pour mieux régner, impossible de se laisser dépasser par le voisin d'à côté. Danse, théâtre, cinéma, arts plastiques... Tous les métiers qui touchent à la créativité, à l'expression sont enseignés ici. Pourtant derrière cette incroyable opportunité - l'accès y est très difficile - se cache un tableau bien plus noir, le surpassement de soi mène souvent à des dérives difficilement contrôlables ...